Influenceurs et critique d'une marque : entre liberté d'expression et responsabilité juridique

Written By

sacha bettach Module
Sacha Bettach

Senior Associate
France

Collaboratrice au sein des équipes commercial, IT et contentieux du bureau de Paris et avocat au barreau de Paris, je conseille nos clients en conseil, pré-contentieux et contentieux.

Aujourd’hui, près de 49 % des consommateurs se disent influencés par les réseaux sociaux dans leurs décisions d’achat en ligne. Ce chiffre met en lumière le rôle essentiel joué par les influenceurs dans l’économie digitale. Les marques collaborent avec des influenceurs via des partenariats rémunérés qui assurent une visibilité contrôlée de leurs produits. Encadrées par des contrats, ces collaborations définissent les modalités de communication et les attentes promotionnelles. D’autres entreprises optent pour des opérations de gifting, envoyant des produits aux créateurs sans obligation de promotion.

Cependant, cette proximité croissante entre marques et influenceurs soulève la question des limites de la critique. Lorsqu’un influenceur exprime un avis négatif, la frontière entre liberté d’expression et atteinte à la réputation commerciale devient parfois floue, nécessitant une régulation adaptée pour préserver les intérêts de chaque partie.

Les limites de la critique : diffamation et dénigrement

La liberté d'expression, consacrée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), permet aux influenceurs d’émettre des opinions, y compris de critiquer librement une marque. Cependant, cette liberté n’est pas absolue et peut être encadrée pour protéger la réputation des entreprises.

La diffamation, définie par l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, correspond à des propos qui portent atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne. Toutefois, elle n’est pas caractérisée si la critique repose sur des faits vérifiables ou qu’elle a été émise de bonne foi. Pour éviter cette qualification, quatre critères doivent être remplis : la critique doit poursuivre un but légitime, être formulée sans volonté de nuire, résulter d’une enquête sérieuse et être exprimée avec prudence.

Le dénigrement, quant à lui, vise à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par une marque. Toutefois, il peut être évité si les propos s’inscrivent dans un sujet d’intérêt général, reposent sur une base factuelle suffisante et sont exprimés avec une certaine mesure (Arrêt n° 18-15651 de la Cour de cassation du 4 mars 2020).

Lorsque les propos tenus par un influenceur deviennent insultants, mensongers ou visent à nuire de manière excessive à la réputation d'une marque, sa responsabilité peut être engagée.

Comment prévenir les dérives ?

Les marques doivent anticiper les risques avant de collaborer avec un influenceur. Cela implique des précautions à la fois marketing et juridiques.

D’un point de vue marketing, il est essentiel que l’influenceur partage les valeurs de la marque. Il convient également de vérifier son historique de publications afin d’identifier d’éventuels contenus problématiques. Pour faciliter cette analyse, certaines entreprises font appel à des agences spécialisées en influence digitale.

Sur le plan juridique, la rédaction d’un contrat est essentielle pour structurer la collaboration entre la marque et l’influenceur. Depuis la loi Influenceurs de juin 2023, un contrat est requis au-delà d’un certain montant (le seuil devant être précisé par décret).

Dans tous les cas, il est fortement conseillé d’inclure des clauses protégeant l’image de la marque, assurant la confidentialité et interdisant tout contenu diffamatoire, dénigrant ou discriminatoire. Une clause de respect du code de bonne conduite de la marque peut également être intégrée. Le contrat peut aussi préciser les consignes relatives à la création du contenu, notamment en définissant des instructions claires ou en prévoyant un script pour éviter tout malentendu.

Une validation préalable du post par la marque permet enfin de s’assurer que le message respecte les engagements contractuels et l’image souhaitée.

Quels recours pour une marque en cas de dérapage ?

Lorsqu'un influenceur dépasse les limites de la critique acceptable, la marque peut adopter différentes stratégies.

Dans un premier temps, il est recommandé de faire constater la publication litigieuse par un huissier afin d’en conserver une preuve. Ensuite, la marque peut exercer un droit de réponse sur ses propres réseaux sociaux pour clarifier la situation sans entrer dans une polémique.

Un contact direct avec l’influenceur préalable semble indispensable pour tenter d’obtenir une suppression ou une modification du contenu de manière rapide et discrète.

Si ces actions ne suffisent pas, la marque peut entreprendre des démarches pour faire retirer le contenu litigieux. Elle peut demander à l’hébergeur du site de le supprimer en invoquant le droit à l’oubli consacré par le RGPD. Une autre option consiste à solliciter le déréférencement du contenu sur les moteurs de recherche afin d’en limiter la visibilité.

En dernier recours, des actions judiciaires peuvent être envisagées. Si les propos tenus sont diffamatoires, la marque peut déposer une plainte en vertu de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En cas de dénigrement, elle peut engager une action en concurrence déloyale pour obtenir réparation du préjudice subi. De plus, si un contrat existe entre la marque et l’influenceur, une violation des clauses de protection, telles que le non-dénigrement ou le respect de l’image, peut justifier une demande de dommages-intérêts.

Toutefois, engager une action judiciaire comporte un risque de médiatisation négative. L’effet Streisand illustre ce phénomène : lorsque l’équipe de Beyoncé a tenté de faire retirer des photos peu flatteuses prises lors du Super Bowl 2013, cela a paradoxalement entraîné leur diffusion virale. De même, une action en justice contre un influenceur peut attirer davantage l’attention sur les propos contestés, leur donnant une visibilité accrue. Il est donc essentiel d’évaluer soigneusement l’impact potentiel avant d’opter pour une réponse judiciaire.

En définitive, le marketing d’influence repose sur un équilibre délicat entre la liberté d’expression des créateurs de contenu et la nécessité pour les marques de protéger leur image. Anticiper les risques par un cadre contractuel clair et un dialogue structuré avec les influenceurs est essentiel pour prévenir les conflits et garantir des collaborations efficaces.
 

Latest insights

More Insights

CJUE : décision importante en matière de compétence judiciaire pour les contentieux de brevets

Feb 28 2025

Read More
Téléphone violet cadenas

Les enfants et la technologie numérique : équilibrer la protection et les droits

Feb 25 2025

Read More

Loi SREN : nouvelle définition et nouveau régime pour les « jeux à objets numériques monétisables » dits « JONUM »

Feb 24 2025

Read More